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Le 30 mai 2016[1], le Tribunal des professions (ci-après « le Tribunal ») a réaffirmé la discrétion judiciaire que les décideurs de première instance ont pour accorder plus de poids à un ou à plusieurs objectifs de la sanction disciplinaire. Dans sa décision, le Tribunal traite notamment de l'exemplarité de la sanction et de la nécessité de protéger la population d'une pratique courante dans la profession des ingénieurs.

L'appelante est ingénieure d'expérience et agit comme chargée de projet dans le cadre d’importants travaux publics devant avoir lieu dans une municipalité. Ces travaux sont subventionnés par deux ministères provinciaux. Il est prévu que toute demande de travaux supplémentaires doit faire l'objet d'une directive de changement de façon à obtenir l'autorisation du payeur avant l'accomplissement des travaux. Rapidement, l'entrepreneur qui effectue les travaux soumet de nombreuses demandes de travaux supplémentaires et l'appelante se retrouve devant une importante quantité de paperasse à traiter. Pour y pallier, elle met en place un système de falsification des bordereaux de soumission qui lui permet de créer une « réserve budgétaire » qu’elle utilisera pour payer les travaux supplémentaires sans recourir au processus de directive de changement. L’appelante est poursuivie par le syndic pour avoir manqué à ses devoirs d’agir avec intégrité, impartialité et conformément à l’honneur et la dignité de la profession.

Devant le Conseil de discipline de l'Ordre des ingénieurs du Québec (ci-après « le Conseil »), l’appelante plaide coupable aux trois chefs de la plainte. Le Conseil impose une période de radiation temporaire de 18 mois sur chacun des chefs, à être purgée de façon concurrente, ainsi que le paiement de 65% des débours. Les deux collègues de l’appelante, également visés par des plaintes disciplinaires de même nature, sont tenus de débourser la différence.

L'appelante interjette appel sur la justesse de la sanction et sur la condamnation au paiement des débours. Elle reproche au Conseil d'avoir trop insisté sur l'exemplarité de la sanction et la protection du public, de ne pas avoir tenu compte de l'absence de preuve d'impact précis et direct et d'avoir conclu que les fonds publics ont été utilisés à d'autres fins. Ces erreurs feraient en sorte que la sanction imposée serait déraisonnable compte tenu des circonstances en l'espèce.

Le Tribunal des professions rappelle que la déférence s'impose lors de l'évaluation de la justesse d'une sanction. Il rappelle également qu’une sanction en matière disciplinaire vise à atteindre plusieurs objectifs, soit la protection du public au premier plan, puis la dissuasion du professionnel de récidiver, l'exemplarité à l'égard des autres membres de la profession qui seraient tentés de poser des gestes semblables et enfin, le droit par le professionnel visé d’exercer sa profession.[2] Le Tribunal conclut qu’il « revient au Conseil, dans l’exercice de sa discrétion judiciaire, de soupeser les différents objectifs et de déterminer si les circonstances justifient d’insister sur l’un de ceux-ci ». La Cour suprême du Canada a souligné à plus d’une reprise l’importance du pouvoir discrétionnaire dévolu au décideur de première d’instance en matière de peine (ou de sanction).[3]

En l'espèce, le Tribunal est d’avis que le Conseil était justifié d'insister sur l'exemplarité. Les ingénieurs vivent « une période trouble », les infractions sont sérieuses et il est nécessaire de protéger le public de cette pratique courante dans la profession.

Quant à l'absence de preuve d'un impact précis et direct, en raison de la complexité du système il n'est pas possible, malgré la réalisation d’une expertise, de déterminer quel payeur devait assumer la responsabilité des frais supplémentaires. Toutefois, il est établi que les payeurs ont subi les conséquences du stratagème. Quant à l'argument selon lequel le Conseil aurait conclu que l'appelante a utilisé les fonds publics à des fins autres, notamment pour son bénéfice personnel, il n'est pas fondé. Le Conseil ne tire aucune conclusion à cet effet. Enfin, même si la sanction est sévère, elle ne s'écarte pas de la fourchette des sanctions existantes. Ainsi, le Tribunal conclut que le Conseil n'a pas commis d'erreur manifeste et dominante dans l'imposition de la sanction.

Quant à l'imposition du paiement de 65% des débours, le Tribunal mentionne que le Conseil aurait dû laisser les parties en débattre et présenter leurs arguments respectifs. Il conclut que l'équité procédurale est viciée sur ce point. Ainsi, le dossier sur cet aspect est retourné devant le Conseil.

Nous retenons notamment de cette décision que le Conseil, dans sa discrétion judiciaire, peut insister sur un ou plusieurs objectifs de la sanction disciplinaire. En l'espèce, le Conseil a insisté sur le critère de l'exemplarité de la sanction afin de dissuader les membres de la profession de poser de gestes semblables, et ainsi, protéger le public de cette pratique courante.  

[1] Gagnon c. Ingénieurs (Ordre professionnel des), 2016 QCTP 97.

[2] Pigeon c. Daigneault, 2003 QCCA 32934, para. 38.

[3] Précité note 1, par 33, 34, citant les affaires R. c. Nasogaluak, [2010] 1 R.C.S. 2016 et R. c. Lacasse, 2015 CSC 64.