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Dans la présente affaire[1], le Tribunal des professions (ci-après « Tribunal ») entend l’appel de Martin Cousineau (ci-après « Appelant ») concernant les décisions sur culpabilité et sanctions rendues par le Conseil de discipline des audioprothésistes du Québec (ci-après « Conseil »).

Les faits sont les suivants. L’Appelant est président de Lobe Réseau inc., société par actions qui édite et publie, depuis plusieurs années, le magazine Lobe. Ce magazine contient des articles portant sur la santé auditive. Certains articles décrivent les caractéristiques d’appareils auditifs et sont écrits par les représentants de ces marques d’appareils. Ils sont suivis d’un encadré indiquant de communiquer avec un « audioprothésiste qui exerce dans les cliniques multidisciplinaires Lobe Santé auditive et communication » pour en savoir davantage sur le produit. Les fabricants de prothèses auditives déboursent une somme de 25 000 $ annuellement pour la publication d’articles. En septembre 2010, l’article 5.08 du Code de déontologie des audioprothésistes (ci-après « Code de déontologie ») entre en vigueur. Cet article interdit notamment que soit faite une publicité portant sur une marque, un modèle ou mentionnant un prix d’une prothèse auditive. L’Ordre des audioprothésistes avise ses membres qu’ils ont jusqu’au mois de septembre 2011 pour s’y conformer. En novembre 2012, le syndic de l’Ordre des audioprothésistes du Québec (ci-après « Intimé ») dépose une plainte disciplinaire comprenant onze chefs reprochant à l’Appelant d’avoir contrevenu à l’article 5.08 du Code de déontologie. Le Conseil le déclare coupable et lui impose une amende de 5 000 $ sur chacun des chefs.

L’Appelant soulève plusieurs motifs d’appel. Premièrement, il prétend que le Conseil a erré dans son interprétation de la preuve en le déclarant coupable de l’article 5.08 du Code de déontologie puisque la publication n’était pas de la publicité, mais de l’information. Le Tribunal conclut qu’il est manifeste que la participation des fabricants d’appareils auditifs visait à faire connaître leur produit et à inciter le public à choisir leur technologie. Conclure autrement relèverait de l’aveuglement considérant la teneur des publications.

Deuxièmement, l’Appelant reproche au Conseil d’avoir procédé à la levée du voile corporatif. Le Tribunal rappelle que la levée du voile corporatif n’est pas nécessaire en droit disciplinaire. En effet, la théorie de l’alter ego suffit pour entraîner la responsabilité déontologique du professionnel. L’Appelant est actionnaire majoritaire et administrateur de l’entreprise responsable de la publication du magazine Lobe. Il ne peut se soustraire à sa responsabilité déontologique en invoquant que le magazine est publié par une personne morale ou qu’il n’a pas le contrôle du contenu.

Troisièmement, l’Appelant estime que le Conseil a erré en omettant de tenir compte des droits acquis par le magazine Lobe qui a été créé et distribué plusieurs années avant l’entrée en vigueur de l’article 5.08 du Code de déontologie. L’application de la théorie des droits acquis en matière disciplinaire aurait pour effet de contrecarrer la mission des ordres professionnels d’assurer la protection du public. Les normes professionnelles évoluent et doivent être adaptées pour assurer la protection du public. Ainsi, le Conseil a raison d’écarter cet argument.

Quatrièmement, l’Appelant soumet que le Conseil a erré en refusant de déclarer invalide et inopérant l’article 5.08 du Code de déontologie. Le Tribunal conclut que le Conseil n’a commis aucune erreur dans l’application des critères de l’arrêt Oakes[2]. Premièrement, l’objectif de protéger le public ainsi que la nécessité de préserver l’indépendance professionnelle sont des préoccupations réelles et urgentes. Deuxièmement, l’article 5.08 du Code de déontologie ne proscrit pas la publicité, il l’encadre en empêchant les audioprothésistes de faire de la publicité portant sur une marque, un modèle ou mentionnant un prix d’une prothèse auditive. Ces restrictions à la liberté d’expression sont très circonscrites et le lien rationnel avec la protection du public ne fait aucun doute. Troisièmement, l’atteinte à la liberté d’expression n’est pas très contraignante dans la mesure où les restrictions sont bien circonscrites et n’empêchent pas les audioprothésistes de faire de la publicité ainsi que d’afficher leurs services.

Cinquièmement, l’Appelant soulève que le Conseil a omis de considérer l’existence d’un moratoire à l’égard de l’infraction qui lui est reprochée. Le 18 juin 2013, l’Ordre des audioprothésistes adresse un communiqué aux membres rappelant qu’ils avaient un an pour se conformer à la nouvelle réglementation. Pour le Tribunal, il n’y a donc aucune ambiguïté en ce qui concerne la période de tolérance. De plus, en date du 21 novembre 2012, date des infractions reprochées à l’Appelant, la période d’une année était terminée depuis plus d’un an.

Sixièmement, l’Appelant plaide que le Conseil s’est écarté des sanctions généralement imposées en matière de publicité, à savoir l’amende minimale, et ce, sans justification. Le Tribunal souligne que le Conseil a procédé à une analyse exhaustive des facteurs aggravants et atténuants propres à la situation du professionnel et qu’il a, par cet exercice, soupesé les différentes circonstances applicables spécifiquement à la situation de l’Appelant. Il ne décèle donc aucune erreur pouvant justifier son intervention. Ainsi, le Conseil a exercé sa discrétion en imposant ces sanctions à l’Appelant et le Tribunal conclut qu’il n’a commis aucune erreur de droit ou de principe ayant eu une incidence sur la détermination des sanctions et rendant celles-ci manifestement non indiquées.

Nous retenons de cette décision qu’en droit disciplinaire, la théorie de l’alter ego suffit pour entraîner la responsabilité déontologique d’un professionnel. De plus, un professionnel ne peut invoquer la théorie des droits acquis afin de ne pas se conformer à de nouvelles normes professionnelles puisque ces dernières évoluent et s’adaptent dans le but d’assurer la protection du public.

[1] Cousineau c Audioprothésistes (Ordre professionnel des), 2018 QCTP 102.

[2] R. c Oakes, [1986] 1 RCS 103.